Irruption de Gaïa et représentation de la zone critique

S’il y a bien un concept irradiant toute la question écologique aujourd’hui, c’est bien celui de l’habitabilité, c’est-à-dire la vision plus claire de notre écosystème terrestre et de son infime partie habitable par l’humain et par le vivant (qui ne sont d’ailleurs pas les mêmes). Rallier les forces venues de toutes parts et de tous partis pour préserver cette zone de vie possible devrait tomber sous le sens et être facile tant cela constitue une sorte d’impératif global et transpartisan. C’est loin d’être le cas et les raisons en restent difficiles à comprendre pour moi.

Je vous propose ici d’examiner trois visions différentes : celle d’Isabelle Stengers sur « l’irruption de Gaïa », celle de Bruno Latour sur « la zone critique » et celle de Richard Buckminster Fuller sur la visualisation de l’humain dans cette zone qui me servira à vous proposer une nouvelle infographie à la fin.

L’irruption de Gaïa, Isabelle Stengers

La philosophe belge Isabelle Stengers parle de cet événement dans son livre « Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. » de 2009. Nul besoin de résumer quand quelqu’un l’a déjà très bien fait, je laisse donc la parole au docteur en philosophie, géosciences et environnement Hicham-Stéphane Afeissa :

« « Ce à quoi nous avons à créer réponse », écrit Stengers, « est l’intrusion de Gaïa » . Que faut-il entendre par là ? Pourquoi solliciter ce nom dont l’or s’est quelque peu terni entre les mains des élucubrateurs du New Age ? Nommer Gaïa, prévient l’auteure, est plus qu’un simple acte de baptême, c’est une opération pragmatique « qui confère à ce qui est nommé le pouvoir de nous faire sentir et penser sur le mode qu’appelle le nom » . A ses yeux, le bénéfice à espérer du choix d’une telle appellation est double. Le nom de Gaïa rappelle que la théorie qui lui est liée, que James Lovelock et Lynn Margulis ont avancée au début des années 1970 pour désigner le système autorégulé que formeraient ensemble la vie et la terre, a une origine scientifique. Par là, il s’agit de faire entendre qu’il faut « résister à la tentation d’une opposition brutale entre les sciences et les savoirs réputés ‘non scientifiques’ », parce que leur « couplage sera nécessaire si nous devons apprendre à répondre à ce qui a déjà commencé » .

Mais l’intérêt du nom de Gaïa est qu’il réussit comme nul autre à communiquer le sens d’une transcendance, celle d’un « agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets », dont nous avons besoin pour lutter contre cette autre forme de transcendance que menacent de devenir les bien nommées « lois du marché » s’imposant quels que soient nos projets et espoirs futiles. L’intrusion de Gaïa a l’incomparable mérite de ramener le mode de transcendance du capitalisme aux conditions réelles de son fonctionnement en révélant qu’en lieu et place d’un système prétendument autorégulé et automatique dont la logique échappe au politique, nous avons affaire à une entreprise qui repose sur tout un appareillage gigantesque de lois, de règlements, de contraintes, d’institutions toujours en mutation. Loin d’être implacable, la logique de fonctionnement capitaliste est seulement « radicalement irresponsable », incapable de « faire autrement que d’identifier l’intrusion de Gaïa avec l’apparition d’un nouveau champ d’opportunités » .

On l’aura compris, se fier au capitalisme qui se présente aujourd’hui comme soucieux de préservation et de durabilité serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable qui accepta de porter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S’il la piquait, ne se noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle la grenouille murmura : « Pourquoi ? » À quoi le scorpion, juste avant de couler, répondit : « C’est dans ma nature, je n’ai pu faire autrement. » Et Isabelle Stengers de conclure : « C’est dans la nature du capitalisme que d’exploiter les opportunités, il ne peut faire autrement.« «  > Source

Cette explication de 2009 résonne forcément en 2024 alors qu’on a 15 ans de recul sur les politiques gouvernementales en matière d’écologie qui tiennent plus des mesurettes cherchant à concilier deux mouvements contradictoires : l’absolue nécessité de repenser le complexe politico-economico-social dans les limites de Gaïa et les opportunités du capitalisme visant une croissance éternelle. Pendant que vous et moi faisons de notre mieux pour trier, chauffer moins, manger moins de viande, acheter moins de plastique, etc., comment ne pas ressentir un accablement profond devant le chemin parcouru et celui à parcourir ? Personnellement, j’aime me rappeler les mots du philosophe Gilles Deleuze : « Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance […]. » Autrement dit, l’accablement incapacite, on ne peut pas se résigner alors que partout des voix s’élèvent et des gens agissent pour contrer l’immobilisme irresponsable de nos gouvernants.

Gaïa et la zone critique, Bruno Latour

Pourquoi recourir à l’entité Gaïa pour décrire la zone critique où nous pouvons vivre et mobiliser autour de sa préservation ? Le philosophe Bruno Latour explique (à partir des travaux des scientifiques James Lovelock et Lynn Margulies dans les années 1960s) que Gaïa est très particulière avec son atmosphère, son oxygène, sa thermodynamique, la conjonction de tous les éléments qui en font un métabolisme fonctionnel et autorégulé pouvant accueillir la vie. Il se réfère aussi à la Gaïa d’Isabelle Stengers qui, elle, impacte de plein fouet la politique. Le fait que Gaïa se réfère à la mythologie n’est pas un obstacle car dans tout travail d’observation d’un environnement, on prend en compte aussi bien ses caractéristiques scientifiques que sa population, sa politique et ses mythes. La « zone critique » se réfère bien à la même chose mais appuie sur son importance à mettre en regard de sa fragilité.

En bonne passionnée d’astronomie, ma propre vision a toujours été plus tournée vers l’ailleurs, vers les étoiles. Ce fut donc un choc de réaliser qu’en effet, l’humain est coincé dans une toute petite zone, dans « ces quelques kilomètres, cette minuscule surface » comme dit Bruno Latour. Je pense que les astronautes comprennent mon sentiment dans la station internationale, une zone critique minuscule avec de fines parois les séparant du vide glacial de l’espace, du rayonnement cosmique. Pour avoir visité l’ISS en réalité virtuelle (une expérience que je recommande chaudement), je n’ai ressenti qu’une fraction de cette angoisse (mais qui était déjà très forte) en sortie extravéhiculaire quand cette zone critique se limite à une combinaison, une poignée et une ligne de vie.

Il est également intéressant de réaliser que notre expansion humaine s’est faite pendant des millénaires de façon horizontale. En chassant l’horizon, nous avons peu à peu visité puis cartographié cette fine surface avec un désir toujours plus grand de connaître la moindre parcelle de Gaïa. L’exploration verticale, que ce soit vers l’espace ou le fond des océans, est finalement très récente. Certes, nous sommes allés sur la Lune et quelques-uns espèrent même aller sur Mars un jour mais, comme Bruno Latour le rappelle, les conditions de la vie n’existent qu’ici et seraient infiniment difficiles à reproduire ailleurs. C’est un brusque retour à la réalité, surtout au sortir d’une pandémie ayant conduit à un confinement quasi-planétaire, de comprendre que Gaïa est une sorte de confinement. Il n’y a pas à en sortir (littéralement), nous n’avons que cette zone critique pour vivre et nos actions sur son écosystème sont désormais lourdes d’effets et de conséquences sur son habitabilité (anthropocène).

« Ces humains, qui ne sont rien en termes de poids, deviennent absolument considérables en termes de transformation au point, et c’est là où la notion d’anthropocène est juste, d’être une force biologique majeure. Les bulldozers transportent plus de terre que l’érosion naturelle. »

Bruno Latour

Visualiser l’humain dans la zone critique

Une fois qu’on se met d’accord sur l’existence de cette zone critique, je trouve important de pouvoir la visualiser. J’ai donc souhaité, en lisant l’excellent post sur Linkedin de Maxime Blondeau, repartir des travaux de l’architecte américain Richard Buckminster Fuller, auteur et inventeur (par exemple du dôme géodésique). Il a notamment travaillé sur le « Spaceship Earth » ou « Vaisseau Terre » et c’est peut-être quelque chose qu’on oublie souvent : la Terre n’est jamais qu’un petit corps planétaire parcourant l’univers à des vitesses folles, et nous, fourmis, devons survivre sur ce vaisseau spatial géant, protégé du vide par une atmosphère ténue. Dans un article de 1963 intitulé « Man in universe« , dès l’introduction, il appelle la Terre ce joyau vivant suspendu dans l’obscurité éternelle (« the living jewel suspended in the eternal darkness »).

L’article est passionnant et je vous invite à aller le lire mais je vais me concentrer sur une infographie (à droite) qu’il a faite et qui me donne terriblement envie d’en créer un dérivé.

Le talent de Buckminster Fuller était dans cette capacité à proposer une visualisation intelligente de sujets complexes (comme les très bons experts en datavisualisation aujourd’hui). Ici, son but est de montrer le développement de la mobilité verticale des humains, toujours plus haut toujours plus bas, avec les avions, les fusées, les sous-marins, etc.

Et bien j’ai très envie de créer le même type d’infographie pour représenter la zone critique d’habitabilité, humaine d’une part, et du vivant d’autre part. J’espère en faire la conclusion de cet article si je parviens à une V1 satisfaisante.

Ok, quelques heures plus tard, voici mes propositions : la première est un rappel de ce qu’il y a au-dessus et en-dessous de nous, la seconde montre la zone d’habitabilité des humains, la troisième celle du vivant (plantes et animaux) et la 4ème résume et met en rapport les 3 ensembles.

  • Limite haute : j’avais d’abord choisi 4300m car l’armée estime qu’au-delà il faut une assistance oxygène mais en réalité, si on s’acclimate et qu’on compte y rester longtemps (mal des montagnes, etc.), des mécanismes compensatoires du corps humain s’activent. Certains alpinistes ayant atteint les 8000m avec beaucoup de préparation, je choisis une limite de 9000m pour être large (et de toute façon après c’est la pression qui va poser un problème) soit le sommet de l’Everest.
  • Limite basse : j’ai fait l’erreur de partir d’une altitude zéro alors que le point naturel (non immergé) le plus bas de la Terre est le rivage de la Mer Morte à 434m sous le niveau de la mer. En imaginant qu’on puisse plonger au fond de cette mer sans oxygène (a priori c’est possible avec certaines techniques), je déplace donc ma limite initiale de 70m à 500m sous le niveau de la mer.
  • Quant au point artificiel le plus profond pour l’habitabilité du vivant, c’est censé être le forage SG-3 de Kola en Russie (région de Mourmansk) avec 12 262m mais il a été fermé en 2012 donc je préfère garder le point naturel immergé le plus bas : la fosse Challenger dans la fosse des Mariannes à 10 911m de profondeur.

Pour conclure, je trouve important de faciliter l’appréhension par tous et toutes de cette zone d’habitabilité et il y a très certainement encore beaucoup de travail à faire pour y représenter les actions des humains et leurs effets, et encore plus pour que ces notions, idées, arrivent jusqu’à ceux et celles qui ont la capacité d’agir. Ce n’est qu’un début de réflexion bien sûr.

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