Faire commun face au désastre

Lors d’un entretien avec Mediapart en 2020, la philosophe Isabelle Stengers décrit un monde actuel si complexe et intriqué qu’il revient à déresponsabiliser chacun. Sa proposition est de remettre en valeur le sens commun et d’adopter une autre matière de problématiser la situation afin de générer une vision plus contrastée et complète des intérêts et personnes impliquées.

Un monde devenu complexe et déresponsabilisant

L’entretien commence par un examen de cette phrase d’Isabelle Stengers : « L’option d’apprendre à vivre dans les ruines est l’option d’apprendre à penser sans la sécurité de nos démonstrations, l’option de consentir à un monde devenu intrinsèquement problématique. »

En effet, un monde très mouvant, sous l’effet du réchauffement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, du réveil des extrêmes politiques et des guerres, n’est pas « problématique » mais exige de « poser ses problématiques » et donc être capable de problématiser tout en échappant aux évidences. Vivre dans les ruines revient à faire attention à chaque pas où on met les pieds sans prendre demain pour acquis, pour une évidence, notamment en abandonnant la sécurité de certaines démonstrations scientifiques. On pensera, vis-à-vis de cette démonstration, à l’avertissement de Bruno Latour au sujet de la Science avec un grand S qui ne doit rester qu’une vérité parmi d’autres (vérité du politique, du religieux, du droit, etc.). « Aucun DONC ne va de soi aujourd’hui » dit Isabelle Stengers. Le monde est trop complexe, les causes et effets trop intriqués.

La journaliste lui demande à quand, selon elle, remonte cette complexification du monde. La philosophe répond qu’il y a des instances, de par le monde, qui ont intérêt à enchevêtrer, à dire « pour vous, le responsable c’est ça, mais si vous touchez à ça, voilà tout ce qui va être impacté… ».

« Ce qu’on appelle « mondialisation », c’est souvent une grande entreprise d’irresponsabilisation. Personne n’est responsable, le responsable est toujours ailleurs. »

Ainsi, pour changer, il faudrait une volonté politique donnant la capacité de demander des comptes, de poser les questions et d’obtenir les réponses (pas forcément la Vérité). « Se renvoyer la patate chaude, en général c’est qu’on ne tient pas tellement à changer les choses. »

Réactiver le sens commun

Isabelle Stenger explique comment, depuis le 19ème siècle, on a abandonné le sens commun en le reléguant au titre d’opinion naïve qu’il faut choquer, combattre. C’est un échec politique que de vouloir développer une démocratie en humiliant les gens qui ont ce sens commun, que de croire que la masse ne sait pas ce qu’elle dit. On entrevoit ici l’effet possible d’une bureaucratie élitiste et d’une techno-élite qui sait mieux que les autres et qui, justement, fait des démonstrations de supériorité. Et il ne faut pas s’étonner que la masse se fâche avec le pouvoir, que ce soit les gilets jaunes ou les électeurs trumpistes, s’étonner qu’une situation devienne ingouvernable, voire qu’on accuse la démocratie de l’avoir générée.

Or, « la démocratie, c’est trouver les dispositifs, non pas qui mettent d’accord les gens, mais qui leur permettent de faire sens en commun, c’est-à-dire que même là où ils ne sont pas d’accord ils puissent articuler leurs désaccords, non pas les lisser mais les voir ensemble, de voir d’où parle l’autre.« 

Croire au contraire que le sens commun est important permet de développer une autre imagination où l’on ne souhaite pas avoir raison en donnant tort à l’autre. Isabelle Stengers cite le philosophe anglais Alfred North Whitehead qui disait « la philosophie forge le sens commun et l’imagination », une tâche qui incombe aussi ou est parfois prise en charge par le politique, les activistes. Elle illustre cela par le mouvement anti-OGM qui a réussi à s’articuler tout en ayant des raisons différentes de s’opposer aux OGM (raisons de santé, volonté d’ouvrir les brevets, raisons écologiques…), autant de raisons qui auraient pu essayer chacune de leur côté de faire leur démonstration en affaiblissant les autres. « Elles se sont rendues intelligentes », obligeant les experts à travers le monde qui pensaient que l’argument de nourrir toute la planète était le seul valable à devoir prendre en compte ces objections auxquelles ils n’avaient jamais pensé sérieusement. Ils avaient suivi leur logique jusqu’au bout sans en appréhender les effets. L’avènement des « professionnels » dans tous les secteurs (la spécialisation, la technicité…) pousse ces derniers à penser et opérer en silos, dans des couloirs logiques où l’on ne se préoccupe pas de ce qui dérange ou pourrait les ralentir (« ce n’est pas certain, ce n’est pas prouvé »), sans l’apport du sens commun. Bruno Latour aussi avait pu observer le travail en laboratoire et la fabrication des découvertes.

Anecdote personnelle : mon arrière-grand-père Gabriel Giraudeau, né le 5 janvier 1901 à Fontenay-le-comte, était instituteur en Vendée et avait écrit son mémoire, pour le certificat de fin d’études normales, sur les engrais chimiques et pesticides qu’il trouvait bien sûr formidables à l’époque. Comme quoi, les vérités assénées n’ont qu’un temps.

C’est donc une coalition de non-professionnels, de penseurs du sens commun, qui a ouvert l’imagination et convaincu plus d’un expert des effets néfastes des OGM. Le sens commun doit permettre de combattre les effets pervers d’une science accélérée en vue d’un résultat. Isabelle Stengers y voit un point de bascule et voit dans les nouvelles formes d’agriculture (permaculture, agriculture raisonnée, bio, etc.) des suites de ce moment, une sorte de retour du sens commun. Et pour m’intéresser moi-même au sujet, il n’y a pas plus « sens commun » que l’agroforesterie qui consiste à se servir de ce que les arbres ont à offrir (mycorhizes, ombre, captation de l’eau…) pour faire pousser des cultures à leurs pieds.

La philosophe qualifie de « paresses de la pensée » l’opposition de la science rationnelle à l’engagement activiste, la pensée et les opinions, les causes et l’inexplicable, des paresses sciemment conservées pour simplifier des situations devenues trop complexes et les réduire à des « ou bien ou bien ». Problématiser permet justement de poser les problèmes autrement, avec plus d’imagination, sans caricaturer. Faire sens en commun doit permettre de voir la situation différemment, dans un ensemble plus grand que la somme de ses antagonistes.

Le monde n’est pas fait d’esprits tous désintéressés

C’est la journaliste qui commence sa question ainsi et demande si cet idéal du sens commun ne va pas buter sans cesse sur cette réalité d’intérêts différents, de rapports de force, d’inégalités. Selon Isabelle Stengers, il n’existe pas d’intérêts sans relation, d’une part, et la neutralité n’existe pas vraiment, d’autre part. C’est cette relation entre les différents acteurs qu’il faut développer au moyen de dispositifs génératifs leur permettant de mettre cartes sur table, d’organiser le débat, non pas pour convaincre l’autre mais pour générer des inflexions et ouvrir leur raisonnement, pour produire des hésitations quant aux DONCs.

Elle donne l’exemple d’un tel dispositif appelé « la palabre » dans lequel les intervenants ne renvoient qu’à la situation et jamais aux autres intervenants, afin de renforcer l’aspect concret de la situation discutée. Elle s’étonne aussi des modes de réunion des Quakers au 17ème où l’on commence une discussion par un silence suivi d’une phrase : « mes frères, n’oubliez pas que vous pourriez être dans l’erreur ». On commence ainsi l’échange en ayant DES raisons mais pas forcément raison et l’autre tort.

Isabelle Stengers revient ensuite sur le phénomène de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où, au-delà de la contestation, on a constaté la fabrication de « communs ». C’est d’ailleurs un terme récemment remis en valeur, je pense, et qui sort (enfin) du monde de l’open source (Wikipedia, partage de tutoriels, libération du code, etc.) pour se réinsérer dans l’échange techno-environnemental. On parle de plus en plus de « créer des communs » ou de « protéger des communs ». C’est un peu comme si l’ancien monde avait privatisé, colonisé, pillé de nombreux communs que nous souhaitons à présent nous réapproprier. « La résurgence des communs, c’est finalement ‘mais qu’est-ce qui nous est arrivé’ ? » Comment pouvons-nous problématiser alors que l’humain est « mutilé » de la plupart de ces communs ? « Nous devons nous réapproprier, au sens de redevenir propre à ce dont nous avons été séparés. Nous sommes tous malades, ce monde nous rend malades. »

Je pense qu’il est important ici de revenir sur 2 autres penseurs dont un, Guattari, qu’elle mentionne à plusieurs reprises et qui servent ce dernier propos :

  • Ivan Illitch (un auteur qui m’a sacrément marquée) qui, sans parler de maladie, décrit bien ce que nous avons perdu : le temps (notamment avec l’avènement de l’automobile et des routes mais aussi maintenant avec la sursollicitation de notre temps de cerveau disponible), la capacité à soigner les autres (parce qu’on est pas un professionnel médical), à apprendre par soi-même et à s’approprier un outil de production convivial. On y retrouve ce sentiment de confiscation des communs.
  • Félix Guattari (Les trois écologies 1989) qui dit qu’on ne doit pas se limiter à l’écologie environnementale mais intégrer deux autres écologies : sociale (surconsommation, addictions, besoin de posséder, frustration) et mentale (économie de l’attention, incapacité à faire société, à penser par nous-mêmes, à se projeter, individualisme exacerbé).

J’en viendrais presque à me demander, en écoutant Isabelle Stengers, si nous n’avons pas été amputé de l’Autre : de notre capacité à l’entendre (dans le brouhaha des infos et des petites phrases), à le comprendre (puisque seuls les experts sont censés pouvoir comprendre et solutionner), et même à l’imaginer (biais cognitifs, images d’Epinal, tendance à la caricature), sans même qu’il soit évoqué la possibilité de l’accepter, lui, l’autre dans toute ses contrariétés. Et que cet Autre soit humain ou non-humain (vivant, végétal), il semble que sa situation, bien que filmée sous toutes les coutures et connue, nous indiffère toujours autant. Identifier des communs pourrait revenir à cartographier autant de chemins cachés vers l’Autre : que partageons-nous qui vaille la peine d’être mis au centre de la discussion ?

Désolée pour la digression, retour à l’entretien. Isabelle Stengers ne propose pas une solution en tant que telle à la crise du climat ou d’autres crises, elle soutient des processus de clarification des situations via la rencontre des intervenants et de leurs arguments mais aussi via la recherche des arguments inconnus ou inaudibles (dont ceux des non-humains). Elle constate la multiplication de ce type de personnes souhaitant penser et agir, faire politique ensemble (tout comme Bruno Latour appelait de ses vœux la naissance d’une classe écologique avec les mêmes préoccupations).

Effondrement, dons et legs

Pour Isabelle Stengers, la pensée d’un effondrement civilisationnel imminent est une pensée « triste et abstraite ». L’effondrement ne sera pas brutal, nos descendants devront vivre avec toujours moins de ce que nous aurons laissé donc nous ne pouvons pas raisonner en mode « c’est fichu, sauve qui peut ». Elle dit que « ce serait leur léguer un poison, leur léguer des pensées tristes et impuissantes ». Son rôle, en philosophie, est de créer au contraire les conditions (processus, dialogue…) qui leur seront utiles, qu’on puisse leur transmettre autre chose que du désespoir.

Personnellement, j’ai parfois l’impression d’être dans le livre Fondation d’Isaac Asimov, dans le premier âge hyper-technologique où le psychohistorien Hari Seldon est exilé (officiellement) sur la planète Terminus pour rédiger une Encyclopedia Galactica contenant toutes les connaissances de l’humanité et les préserver pour quand ça finira mal, pour quand le monde sombrera dans la barbarie (ce qui ne manquera pas d’arriver). Officieusement, c’est une manière pour les dirigeants en place de se débarrasser de lui, le considérant comme un activiste politique, une Cassandre incontrôlable tentant de prévenir ses contemporains d’un effondrement imminent démontré par les probabilités mathématiques.

En sommes-nous arrivés à ce moment de l’histoire où les bonnes volontés doivent créer ensemble des communs (comme la réserve de semences du Svalbard, les dispositifs génératifs d’Isabelle Stengers, les ateliers Où atterrir de Bruno Latour, etc.), fonder un service international des dons et legs pour le futur, pour ne pas léguer aux générations suivantes que des Printemps silencieux ?

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